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La passerelle de la vie grince sous les pieds de la jeune Emily : la mort, en 1852, braconne autour d'elle beaucoup d'âmes, leur donne un coup sur la nuque puis les fourre, encore chaudes, dans sa gibecière. Certaines étaient de proches amies d'Emily : Abby Haskelle, dix-neuf ans, Jennie Grout, vingt et un ans, Martha Kingman, vingt et un ans. Emily hâte le pas sur la passerelle qui geint de manière inquiétante. L'année suivante la mort avale un plat de roi : Benjamin Newton, le secrétaire du père. Benjamin a neuf ans de plus qu'Emily. Il lui parle de la douceur des choses invisibles, lui prête des livres et l'encourage à écrire. Elle l'appelle « maître », lui donnant l'hermine royale de ce titre dont elle revêt toujours les hommes plus âgés qu'elle, devant lesquels son âme souveraine joue à abdiquer. Mais il n'y a pas de maître devant la mort. « J’avais un ami qui m'enseignait l'immortalité mais qui s'en est approché si près qu'il n'est jamais revenu. » Quand Benjamin s'effondre, le flambeau qu'il tenait et qui éclairait l'âme d'Emily roule dans le néant.
La même année la ténacité du père permet à Amherst d'être enfin reliée par le chemin de fer aux autres villes de la région : tout le village s'assemble à la gare pour fêter l'arrivée du cheval de fer aux naseaux de suie. Le père est tout-puissant, la locomotive est toute-puissante, chacun célèbre la toute-puissance pour exorciser sa mort future. Ils font des discours, lancent des chapeaux en l'air, crient, exultent. Ce sont les ivrognes du progrès. Emily assiste de loin au triomphe du père. Des adorateurs de la locomotive, nous ne savons plus rien. Ils sont morts avant même que leurs hauts-de-forme, lancés au ciel, retombent dans la poussière : l'épervier de l'éternel a fondu sur ces proies que leur naïve soumission à la mode désignait au désastre. De la contemplative d'Amherst, nous savons plus de choses – et déjà que la mort aura eu un mal fou à la trouver : pour la fuir, Emily se cache derrière Dieu. En pure perte évidemment, puisque Dieu est le nom intime de la mort. Emily le sait mais c'est une simple affaire de goût : soit on adore le monde (l'argent, la gloire, le bruit), soit on adore la vie (la pensée errante, la sauvagerie des âmes, la bravoure des rouges-gorges). Juste une question de goût.